A 15 ans, Adèle ne se pose pas de questions : une fille, ça sort avec des garçons. Sa vie bascule le jour où elle rencontre Emma, une jeune femme aux cheveux bleus, qui lui fait découvrir le désir et lui permettra de s'affirmer en tant que femme et adulte. Face au regard des autres, Adèle grandit, se cherche, se perd, se trouve...
Adèle mange (goulûment), Adèle aime (totalement), Adèle pleure (souvent), Adèle vit. Toute la beauté (et la nécessité) du dernier film d'Abdellatif Kechiche est là. Le réalisateur de La Graine et le mulet nous donne à voir par les moyens du cinéma et sous son regard (forcément subjectif), l'énergie de la vie.
Celle d'une adolescente d'abord, Adèle, qui se cherche et se découvre, apprend à s'accepter et s'assumer, grandit et devient femme au contact de cette autre jeune femme aux cheveux bleus, Emma, étudiante aux Beaux-Arts. La Vie d'Adèle est en effet d'abord et avant tout un bouleversant récit d'initiation où Abdellatif Kechiche, fidèle à son style extrêmement naturaliste, montre des choses que l'on n'a rarement vues de façon aussi crues et évidentes au cinéma : la violence, le rejet de la différence, la difficulté de l'assumer (cette différence), puis surtout la naissance du désir.
De façon aussi authentique surtout. On pourra gloser tant qu'on voudra sur les conditions de tournage du film (certainement difficiles), le résultat obtenu par le réalisateur est ahurissant d'authenticité. Kechiche aime Adèle, c'est évident. Avec sa caméra portée, au plus près du visage (souvent filmé en très gros plan) et du corps de son actrice, il nous donne à voir tout ce qui peut la définir : sa nuque évidemment (que l'on connait par coeur à force de la suivre dans tous ses déplacements), mais surtout sa manière de parler, sa manière de pleurer, sa manière de manger... Abdellatif Kechiche raconte d'ailleurs comment Adèle Exarchopoulos lui est apparue évidente dans le rôle lors d'une rencontre au restaurant : "Elle a commandé une tarte au citron, et à sa façon de la manger, je me suis dit : "C'est elle". Elle est "dans les sens", sa façon de bouger sa bouche, de mâcher..."
Une authenticité qui vient aussi et surtout de ce qui caractérise depuis toujours le cinéma d'Abdellatif Kechiche. Cet art de faire durer les scènes pour capter cet instant magique où l'acteur s'abandonne totalement. Laisser tourner la caméra, laisser improviser ses acteurs, les épuiser (peut-être) pour laisser la vie entrer dans le champ. Cette exigence, le réalisateur la revendique : "Selon moi, être acteur demande l'investissement de toute une existence, l'engagement de tout son être avec des conséquences qui peuvent parfois être douloureuses. C'est un don de soi terrible, pas un métier comme on le fait parfois, de manière un peu futile". Et c'est peut-être Olivier Gourmet, acteur sur La Vénus Noire, qui, loin des polémiques, théorise le mieux la méthode d'Abdellatif Kechiche : "Abdel, il dit "Moteur" et cinquante minutes après il coupe, avec trois caméras qui bougent dans tous les sens. La scène ne dure jamais cinquante minutes, donc c'est à vous de remplir les vides, d'improviser. Après, lui est devant tout ça, il vous dit : "Refais, refais, refais", il vous pousse dans vos derniers retranchements, jusqu'à l'épuisement, un peu comme ses films qui épuisent les spectateurs. Je pense qu'il le sait, qu'il le veut. Il veut que l'acteur passe par différentes étapes pour arriver à je ne sais pas quoi, une espèce de résumé, de condensé de tout ce qui a pu se passer sur les scènes précédentes et à ce moment magique où l'acteur s'abandonne parce qu'il lâche prise, qu'il en a marre et qu'il a envie que ça s'arrête."
De ce travail certainement passionnant sur la durée, il reste dans le film de longues scènes qui sont comme des fragments de vie. Les plus réussies et les plus riches tournent souvent autour des repas. Telles ces deux scènes de rencontre avec les parents d'Emma puis d'Adèle. Abdellatif Kechiche met en miroir les deux scènes et excelle dans la confrontation entre les classes sociales : le milieu plutôt artiste et aisé de la famille d'Emma, celui plus simple et prolétaire d'Adèle. On sent la gêne parfois, la tendresse et l'amour tout le temps dans les deux repas (même si dans le second cas, les parents d'Adèle ne savent pas que leur fille est en couple avec Emma). Au-delà des clichés, Kechiche confronte les univers, les conceptions différentes de la vie, et capte dans la durée une émotion juste. C'est aussi ce qui crée la puissance émotionnelle de son cinéma.
C'est également le cas lorsque, des années plus tard, et alors que les deux femmes sont bien installées dans leur relation, une autre scène de repas va, dans sa durée même, révéler des failles dans leur amour. En une scène, tout est suggéré : la distance entre Emma et Adèle, la difficulté de cette dernière à trouver sa place dans la vie d'artiste d'Emma, la répartition des rôles entre les deux femmes, et même en fin de scène une redistribution des couples qui annonce la suite... Comme dans un tableau dont on découvrirait des détails à force de le regarder intensément, Kechiche révèle dans la durée de la scène des moments de vie. C'est beau et triste à la fois, c'est la vie, c'est merveilleux.
Ce cinéma-vérité, brut, sans concessions, qui suit son personnage jusque dans sa plus profonde intimité (on peut discuter de la nécessité des scènes de sexe), est encore renforcé par l'absence de musique off. Presque toutes les musiques entendues dans le film sont dans le champ de la caméra, entendues par les personnages autant que par les spectateurs. C'est évidemment une volonté de ne jamais rompre avec le personnage d'Adèle, avec ses sensations. Kechiche ne surligne rien, ne rajoute rien, et nous demande de comprendre son film à partir des sensations de son personnage, rien de plus. En cela aussi, c'est un geste de cinéma très fort.
Libre adaptation du roman graphique de Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude, La Vie d'Adèle trouve peut-être ses limites dans les choix d'adaptation d'Abdellatif Kechiche. En voulant toucher à l'universel, certains aspects du destin d'Adèle semblent survolés (coming out, rapports avec ses amis de lycée...). Un exemple parmi d'autres : une fois passée la scène de repas des deux jeunes femmes avec les parents d'Adèle, nous ne les reverrons plus. La violence de la scène avec ses amis de lycée n'a pas non plus de suite, comme si Adèle n'y retournait jamais. Des trous béants dans cette vie que le réalisateur propose pourtant de suivre avec la plus grande sincérité. Le réalisateur lui-même explique ce choix : "J'avais plus le sentiment de traiter, de raconter l'histoire d'un couple, du couple. La problématique de l'homosexualité, je ne voyais pas pour quelle raison je l'aborderais spécialement, car la meilleure façon, si je devais avoir un discours sur ce sujet, ce serait de ne pas en avoir, de filmer cela comme n'importe quelle histoire d'amour, avec toute la beauté que cela comprend." Cela s'explique peut-être par le fait que son cinéma est plus un cinéma du temps présent, que de l'évolution. Trouver du sens dans la scène même, plutôt que dans leur enchaînement. En témoigne également l'absence d'évolution physique du personnage d'Adèle malgré les années qui passent.
Peut-être pourra-t-on aussi reprocher au film une dernière demi-heure à laquelle on a un peu de mal à croire (à partir de la scène de la rupture). Peut-être la proximité avec les personnages devient-elle alors aussi plus gênante. Peut-être le problème vient-il aussi du personnage d'Emma, rapidement condamné par le film. Trop insensible et conditionnée par son milieu artiste. Le film perd alors en subtilité, d'autant que Léa Seydoux peine à faire passer la moindre émotion.
Le final au vernissage de l'exposition d'Emma apparaît alors comme une respiration bienvenue, une manière pour Adèle de retrouver enfin la paix. Filmée en plan d'ensemble dans une rue de Lille, Adèle peut enfin s'éloigner et poursuivre sa vie.
Guillaume SAKI
La Vie d'Adèle, chapitres 1 et 2 - De Abdellatif Kechiche - Avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Jérémie Laheurte - Sortie : 9 octobre 2013 - Durée : 2h59